Wednesday, July 16, 2008

SUR WALDO ROJAS, POETE CHILIEN A PARIS


SUR WALDO ROJAS, POETE CHILIEN A PARIS.

Ma découverte inespérée de la poésie de Waldo Rojas ne manque pas d’un certain trait romantique: ce poète chilien écrit ses poèmes à Paris, la Ville Lumière, loin de son pays à la géographie enchanteresse, prolongeant ainsi une véritable tradition cosmopolite de la poésie chilienne. Je pense à Vicente Huidobro qui est allé jusqu’à choisir la langue française pour quelques uns de ces recueils; ou à mon ambassadeur Pablo Neruda, en France, à qui il arrivait de composer des poèmes dans un taxi profitant des arrêts devants les feux rouges, pendant qu’il se déplaçait dans les rues de Paris en route vers des réunions diplomatiques. Souffrant grièvement d’un cancer, Neruda est retourné au Chili en 1972, un an avant les événements du 11 septembre, une date connue de tous qui marque une rupture entre le passé et le présent, ouvrant un gouffre où une partie de citoyens chiliens a disparue sous la terre ou s’est éclipsée dans l’exil.


Rojas a pu choisir ce dernier. Il était —il est toujours— membre d’un groupe de poètes dont l’œuvre atteignit sa maturité pendant les années soixante ; un groupe qui a su assimiler en profondeur les traditions poétiques chiliennes et a voulu y incorporer son propre imaginaire poétique au coeur d’une époque sur laquelle soufflaient des vents puissants de liberté et de rénovation politique et intellectuelle, touchant aussi les différentes sphères de la vie quotidienne. Il s’est vu confronté soudain à la urgence de partir en exil, de quitter son pays comme qui saute d’un train en marche, un pays qui dorénavant devait continuer à exploiter ses ressources minérales et ses autres richesses naturelles, mais dans un climat politique devenu étrange et hostile, alors qu’une grande part de ses créateurs et artistes se voyaient forcés de l’abandonner pour vivre loin, survivre et renaître ailleurs.

Je ne peux m’empêcher de céder ici à la tentation de citer Rimbaud : « la vie est ailleurs », car dans le cas de Rojas cet ailleurs est dans la langue, dans son labeur incessant sur le langage, pour y faire pousser, à l’aide des mots, les germes qu’il a transportés dans son cœur, qu’il a fait fructifier dans le terroir de sa mémoire et récoltés enfin pour créer les images de sa poésie.
Les poèmes que je reproduis dans ces pages sont des traductions en langue française à partir de l’original espagnol, mais certaines d’entre elles ont été faites par le poète en concertation étroite avec d’autres écrivains et amis. Je reconnais là-dedans des échos des traditions nord-américaines et anglaises, surtout Pound et son imagisme, ses « apparitions de visages dans la foule », autant que des courants surréalistes français et belge —« Ceci n’est pas une pipe »— « la seule chose réelle c’était les mouches ».

J’aime à croire que dans la poésie tout comme dans l’univers de l’amour, la sensibilité cherche des équivalents, et je découvre chez Rojas une image telle que « les hémisphères de pulpe fraîche du fruit divisé », qui me semble éloquente en ce sens. Ces poèmes parcourent ces grands chemins où soufflent des vents venus de toutes parts et qui mènent à « cette rue qu’habite —exilé— cet étranger qui à certaines heures vient à notre rencontre dans un miroir.»

La poésie de Waldo Rojas ne tourne pourtant pas le dos à la Nature : « Elle berce les décombres / et le figuier renaît tenace / dans la vertical d’un arc éventré. / Il profane la pierre / Il dédaigne l’abîme ».


Mouches

Nous vivions l’après-midi d’un dimanche écrasant.
C’était l’Été dans l’hémisphère que nous foulions, selon l’ordre
des astres.
Empêtrés dans l’oisiveté, avachis, nous déambulions de chaise en chaise.
C’était l’Été, l’après-midi, et le reste du décor les mouches
le dressaient.
Il y avait un Univers épars dans la pièce:
bouteilles vides,
feuilles de journal, un plumeau impuissant rendu à la poussière,
et de tous côtés l’air brûlant bâillait jusqu’à la plainte.
“Il n’y a pire poème que celui qui ne s’écrit pas”, me dis-je
à cris muets,
et la seule réalité, la seule consistance, c’était les mouches.
Beaucoup de mouches, mouches balourdes tombant sur nous
en vagues d’assaut successives.
De tous côtés l’air brûlait et nous avions des bras de trop,
des jambes de trop et tout le corps était un luxe inutile,
article somptuaire acquis à main forcée
par l’habile boniment d’un habile camelot.
Saltimbanques de l’air, trapézistes, miettes d’un grand démon pulvérisé,
Ces tendres, sales mouches, idoles minuscules du dégoût universel.

Nous n’avions pas survécu à notre fable féroce:
jeunes mariés fondus sur le sol, pure mélasse,
à la merci d’un jour d’été, à la merci de la stratégie
des mouches.
Et c’était dimanche comme cent fois encore ce fut dimanche l’été
depuis ce jour-là
et depuis chaque jour où le soleil incendiait l’air
et qu’aux fenêtres tambourinait un bourdonnement et croissait une inquiétude
de toute part.
Quelque chose qui du dehors pénétrait, un certain liquide agressif,
une liqueur caustique qui diluait la chair ou la mémoire,
quelque chose qui troublait le temps nous mettait en désarroi.
A ce point, qui détient le cours des choses et des faits,
comme un pont qui s’effondre,
Tandis que passe le jour mutilé traînant laborieusement
ses membres après lui?

Il n’y a pire poème que celui qui ne s’écrit pas, me dis-je ;
entre-temps,
par-derrière, lèvres closes, la poésie recueillait ses rescapés,
par-devant, yeux ouverts, la seule chose réelles c’était les mouches

(Traduction: Robert Guyon et Waldo Rojas).



Oiseau en terre

Icare a connu en sa chair vive la duperie des ailes.
Ses plumes seront peut-être encore à la merci des ressacs.
Seriner la morale servirait peu aux oiseaux,
la confiance en leur ailes croît à chaque envol et en vol
c’est là une histoire manquant en tout d’importance.
Mais nous autres, nés plus pour le vol que pour l’enracinement,
nous gardons les yeux tournés vers les hauteurs
avec cette étrange nostalgie au pied de l’arbre
du fruit récemment tombé.

Ciel vide d’ailes c’est le ciel de la ville,
domaine des oiseaux en terre
avec les yeux baissés sur les plumes rouillés
comme ces buissons des parcs publics piquetés de boue.


Rue

Tous les chemins mènent à cette rue qui se mire
à travers ses fenêtres.
Chaque pas éloigne de cette rue
et seule sa solitude croît à la mesure
des lumières
et du clignement d’aile des chauve-souris.
Ferons-nous quelques fois dans cette rue autre chose que passer
et nous blanchir les épaules au plâtre de ses murs,
bien que ce soit elle la Rue des Pas Perdus
à la vitesse de ses pavés résonnant?
C’est elle la rue qui fuit à son image,
hésitante au bord du souvenir,
et c’est dans cette rue qu’habite —exilé—
“cet étranger qui à certaines heures vient à notre rencontre
dans un miroir”.



Hôtel de la Gare

Brève trêve de la nuit rapace dans la Ville terminus
cette obscurité étroite et méconnue de tous les deux.
Avec une peur certaine du toucher de leur voix
un corps appelle l’autre avec cette sorte d’étreinte
qui fatigue et qui calme.
Pas une parole, alors, pour agiter l’air qui se blesse :
séparation de leur corps.
Et ce sont maintenant deux moitiés ardûment mutuelles
comme sur l’éclat de la lame du couteau à trancher
ils se contemplent sans surprise
les hémisphères de pulpe fraîche du fruit divisé.



Chiffré à la Villa d’Hadrien
Veguèro uno figueiro, un cop dins moun
camin arrapado a la roco nuso...
Frédérique Mistral
I
La nature ne laisse pas de Ruines.
Elle berce les décombres
et le figuier renaît tenace
dans la verticale d’un arc éventré.
Il profane la pierre.
Il dédaigne l’abîme.
II
Où florissaient les destins campe à présent
l’opacité des oliviers, leur allure insolvable.
Les ruines induisent le sang au murmure indocile.
Nous interrogeons des yeux leurs profils gisants,
formes d’horizon sans parole et sans chiffre,
mais l’été bourdonnant des collines brille
pour taire toute éloquence.
Traverser les célébration du laurier sauvage.
Ne tournons pas la tête, non, vers notre escorte obscure:
seulement prêtons l’oreille à la voix que nul n’élève:
divinités brisées en sacrifice
à un Dieu incompréhensible,
héros meurtris en leur férocité de marbre mort.

III
En plein cœur des vestiges somptueux,
écoute le Miroir d’eau, ses battements,
fontaine répétée de reflets et présages.
Les enfants que tu guettes sont ces voix, ces ailes, ces vols
par-dessus les cercles d’eau,
l’image brisée d’une image brisée et ravivée.
Palpitation patiente des étangs, leur regard sans trace de
surprise.

IV
Non pas à un caillou, à une brindille,
que la main n’aille pas —comme vers une caresse—
plus loin que la trouvaille d’elle même.
On n’y vient pas en maître,
mais pour offrir en gage le regard.
Laisse à la mémoire sa prédation,
l’abeille solaire s’acharner sur l’ortie du décombre.
Les deux également dédaignent la saveur des racines.

V
Désormais citadelle sans siège,
le soir aussi s’est arrêté devant le seuil abattu.
La troupe regagne un sommeil en tenailles.

VI
Pacte de la Nuit et des Ruines :
murs d’ombre renaissent taillés dans l’ombre.
Revivent les échos des défenestrations.





Villa Adriana, aux alentours de Tivoli, Italie,
septembre 1982, Paris, octobre de la même année.

(Traduction de Armando Uribe E.)



1 comment:

Araucaria said...

Les classiques, ironisait Oscar Wilde, sont des auteurs dont tout le monde parle mais que plus personne ne lit. Nous vous proposons de redécouvrir Pablo Neruda, ses poèmes, ses combats, son époque, sa vie. En un mot, nous voulons faire descendre Neruda de son piédestal, afin de vous le rendre plus proche, plus familier, plus vivant.

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